Les voyages du Conscience Tranquille : Anekthor, jour 2 (091-1105)
Ascension nocturne
La nuit se passe sans problème, autre que le vent qui souffle par rafales parfois violentes. De toutes façons, tout le monde est bien fatigué et s'endort sans difficulté. Et quand Gam sonne le réveil général vers trois heures du matin, chacun a l'impression qu'il venait tout juste de se coucher...
Bien sûr, il fait nuit noire, et seule la lumière des lampes frontales éclaire la montagne. Les deux autres expéditions doivent encore dormir : en tous cas leurs propres lampes ne sont pas visibles.
Après quelques étirements et un petit déjeuner rapidement avalé pendant lequel Kyle fait un petit point vidéo avec un éclairage loin d'être idéal, le camp est levé et le groupe repart vers le sommet en reprenant l'ordre de marche habituel, Gam en tête, Kyle en queue. Les premières plaques de neige ne sont pas bien loin au dessus, et en regardant en arrière, on distingue à quelques dizaines de mètres (en limite des lampes) une huitaine d'animaux gros comme des moutons se dirigeant furtivement vers l'emplacement où était monté le camp.
"C'est des brognards" explique Henri Dupont à Hans qui lui demande de quoi il s'agit. "Ils viennent manger les restes. Normalement, ils ne sont pas dangereux : ils sont craintifs et n'osent pas approcher les humains. Mais il vaut mieux les laisser tranquilles : si on les dérange, ils peuvent mordre violemment, et leur morsure est venimeuse..."
"Ça n'a jamais été prouvé !" intervient vivement Charlotte Bogner. "Il y a eu des morsures qui se sont infectées, mais on n'a jamais prouvé qu'ils étaient venimeux."
"Mais c'est pourtant l'évidence même !" s'exclame Dupont. "J'ai vu un gars se faire mordre en essayant d'attraper un jeune. Deux heures après, sa main était enflée et toute violacée. Si c'était de l'infection, ça n'aurait pas été si vite !"
"Et les médecins, ils ont dit quoi ?" demande t-elle sur un ton de défi.
"Ils ont rien dit" répond il d'un ton sombre. "Sa main le gênait tellement pour grimper qu'il est redescendu tout seul. Il a fait une chute et s'est tué. On l'a retrouvé que deux mois plus tard."
"Je propose qu'on ne s'attarde pas pour vérifier." conclut Billy.
Mais, très intéressés par gratter à l'endroit où ont été enterrés les restes des repas, les brognards ne prêtent aucune attention aux grimpeurs.
Sur ces réjouissantes entrefaites, le groupe arrive au pied d'une paroi verticale d'une bonne centaine de mètres qu'il va falloir franchir "à la corde". Comme d'habitude, Billy passe vers l'avant pour assurer Gam, qui monte la première en plaçant des coinceurs. La roche est froide, et même givrée par endroits, mais cela ne lui pose pas de problème majeur. L'équipage du Conscience Tranquille fait à nouveau particulièrement attention à la solidité de la fixation des coinceurs, mais il n'y a aucun problème, le mur est franchi sans encombre, et Billy reprend sa position plus en arrière.
Il commence à y avoir ça et là quelques plaques de neige, accumulées dans les creux des rochers et aux endroits les moins ensoleillés pendant la journée. Le froid est vif, mais heureusement, pour l'instant il n'y a presque pas de vent.
Environ un quart d'heure après la fin du passage encordé, Billy, Al et Kyle voient Eric Jens trébucher. Billy avait remarqué qu'il marchait peut-être un peu moins vite qu'hier, et qu'il se tenait un peu plus en arrière dans son groupe (qui comprend aussi Dame Sandra, Wallace Dougal et Billy), mais sans y prêter particulièrement attention. Il garde son équilibre en posant la main au sol, mais ne reprend pas sa progression. Il a l'air essoufflé, et visiblement pas bien. Billy se précipite vers lui en appelant Gam. Hans revient vers lui, s'agenouille à son niveau et se tient prêt à le soutenir si besoin était : "Ça va comment ? Juste un coup de barre ? Ou on appelle le toubib ?"
Bien qu'il pense aussi à la possibilité d'un empoisonnement par l'éventuel saboteur, il soupçonne le mal des montagnes, dû au manque d'oxygène, qui apparait avec l'altitude (et peut toucher même des alpinistes expérimentés) ; d'autant que le groupe a grimpé pour l'instant plutôt vite depuis hier matin, ce qui est un élément de risque supplémentaire. Du reste, Eric Jens lui-même, malgré son état, reste suffisamment lucide pour tirer les mêmes conclusions : "Ça doit être le mal des montagnes..."
Il se penche comme s'il allait vomir et a quelques efforts en ce sens, mais rien ne sort.
À l'appel de son nom par Billy, Gam est aussitôt accourue. Avant même d'avoir examiné le patient, sa première hypothèse diagnostique est bien le mal des montagnes : Jens est essoufflé, fatigué, se plaint d'avoir mal à la tête et de nausées, et le contexte de l'ascension est on ne peut plus favorable à l'apparition de ce problème. Dans ce cas, il y a trois solutions :
- soit Eric Jens attend plusieurs jours à cette altitude que son organisme s'adapte : en général il faut un peu moins d'une semaine ;
- soit il redescend de quelques centaines de mètres pour que les symptômes passent tout seuls, et pourra reprendre l'ascension ensuite, mais moins rapidement ;
- soit on passe aux médicaments : anti-inflammatoires contre le mal de crâne, diurétiques pour diminuer l'½dème cérébral, et médicament augmentant la fixation de l'oxygène sur l'hémoglobine. Mais même avec ce traitement, il est préférable de laisser le patient se reposer, et si ça ne passe pas, on retombe sur les deux possibilités précédentes.
Bref, quoi qu'il en soit, il faudra probablement qu'Eric Jens s'arrête un long moment ici, voire redescende.
Tandis que tout le monde s'attroupe autour de lui, Eric Jens reprend peu à peu son souffle, mais conserve un rictus grimaçant. L'examen clinique "superficiel" (stéthoscope et autres examens "non invasifs") de Gam ne donne pas grand chose : le pouls est rapide, mais c'est à peu près tout, en dehors de ce dont le patient se plaint. Il y a quand même un truc qui ne colle pas selon elle, c'est que le senseur médical, qu'elle a utilisé machinalement bien que le diagnostic soit évident, indique que le sang de Jens est correctement oxygéné : ça ne devrait pas être le cas s'il s'agit du mal des montagnes... Du coup, elle se demande s'il ne simulerait pas : après tout, pour retarder l'expédition, le mal des montagnes est la maladie idéale. Mais peut-être que ça a été passager, peut-être qu'il a eu un autre problème et qu'il a cru que c'était le mal des montagnes, peut-être qu'il somatise... (ou peut-être que l'appareil est défectueux). Bref, elle ne peut pas exclure l'hypothèse que ce soit un simulateur, mais elle ne peut pas non plus l'affirmer. Et si c'est un simulateur, il peut l'être "de toute bonne foi", s'il est persuadé que c'est ça qu'il a...
Là, vu l'examen clinique rapide qu'elle a fait, c'est typiquement le cas où elle collerait au patient, qui lui semble à peu près en bonne santé même s'il est sans doute un peu fatigué (la "nuit" a été courte), un remède à base de plantes de la pharmacopée traditionnelle vilanie, une bonne tisane revigorante par exemple. Elle propose de faire une pause d'un quart d'heure, le temps de la préparer tout en laissant le patient souffler un moment (sous le regard impatient d'Henri Dupont, toujours pressé de repartir). La tisane, qu'elle présente comme employée par les vieux montagnards vilani aguerris pour lutter contre le mal des montagnes, est amère, et Eric Jens la boit à petites gorgées et en faisant la grimace. Il finit par déclarer qu'il se sent un peu mieux.
L'ordinateur personnel du patient, qu'il porte au poignet comme la plupart des gens, peut suivre un certain nombre de paramètres physiologiques (rythme cardiaque, tension artérielle, rythme respiratoire, etc...) : il suffit de lancer l'application adéquate. Afin de pouvoir le monitorer, Gam lui demande d'activer la fonction d'envoi de ses données vers son ordinateur à elle. Il semble hésiter un très bref instant, puis accepte et procède au transfert.
Le groupe repart, Billy se tenant près de Jens pour pouvoir l'aider si besoin est (il envisage même fugitivement de carrément le porter si nécessaire, mais le malade irait certainement plus vite tout seul que sur le dos du colosse). Kyle prend Gam en aparté pour lui demander : "Alors, tu crois qu'il fait semblant ?", mais Gam n'écarte pas l'hypothèse d'un empoisonnement par un saboteur potentiel, voire d'une attaque psionique. Quoi qu'il en soit, elle est persuadée qu'Eric Jens ne souffre pas physiquement du mal des montagnes : c'est dans sa tête que ça se passe. Le seul "symptôme" que son examen clinique a décelé, c'est un pouls un peu rapide : autant dire rien du tout.
Les grimpeurs sont repartis d'un bon pas (en particulier Henri Dupont, qui a piaffé d'impatience pendant tout l'arrêt), sauf Eric Jens, qui monte plus lentement qu'auparavant. S'il continue comme ça, la queue du groupe sera rapidement lâchée par les autres. Ou alors tout le monde va perdre du temps à monter à son rythme, et tout l'avantage de cette reprise en pleine nuit sera finalement perdu...
Gam se laisse glisser au niveau de Dame Sandra pour lui demander si elle a déjà vu ce genre de malaise chez Jens et ce qu'elle pense du fait qu'il les ralentit. En fait, cette dernière n'a grimpé avec Eric Jens que quand elle avait quinze à dix-huit ans et qu'elle a commencé l'alpinisme : sa famille avait alors embauché quelques montagnards expérimentés pour l'encadrer (comme elle faisait pour toutes les activités sportives à risque qu'elle pratiquait, plongée et autres). Quand elle a été majeure, elle a décidé de se passer de tous ces "auxiliaires". Jens est resté au service de sa famille mais comme chauffeur, les autres montagnards ont refusé les reclassements proposés par sa famille et sont partis. À l'époque, elle ne se souvient pas qu'il ait présenté le moindre trouble lié à l'altitude ou autre problème médical particulier. Le fait qu'il ralentisse actuellement tout le monde est embêtant à ses yeux. Mais d'un autre côté, tout le monde n'est pas forcé d'arriver jusqu'au sommet : il n'y a qu'elle qui ait impérativement besoin de l'atteindre. Donc si des membres de l'équipe doivent s'arrêter en route, ça n'est pas forcément gênant. Bien sûr, elle aurait préféré qu'il arrive plus haut, mais s'il n'est pas bien il vaut mieux qu'il s'arrête là et qu'il redescende doucement ; ou qu'il se repose quelques heures, le temps qu'il faudra, et qu'il reprenne l'ascension ensuite s'il se sent mieux. Évidemment, ça l'embête aussi de le laisser tout seul, sauf s'il fait appel aux secours pour redescendre au pied de la montagne : on ne sait jamais ce qui pourrait arriver. Mais d'un autre côté, si quelqu'un reste avec lui, le temps qu'il se repose, et qu'ils reprennent l'ascension à deux, cela fera deux personnes en moins dans l'expédition... Et s'il décide d'arrêter là, la personne qui sera restée avec lui va reprendre l'ascension seule, ce qui n'est pas prudent non plus...
"En tant que médecin, que pensez vous de son état ?" demande t-elle à son interlocutrice. Gam lui répond franchement qu'il faudrait lui laisser quelques heures, mais que si son état ne s'arrange pas d'ici là, il conviendrait de continuer sans lui.
Cependant, si le groupe a fait l'effort de repartir en pleine nuit pour bénéficier des conditions les meilleures possibles sur la neige au dessus, s'il tarde trop, ce ne sont pas quelques heures qu'il va perdre, ça pourrait être une journée entière dans le pire des cas ; car si le soleil tape sur la glace et la fait fondre, la vitesse de progression sera donc nettement réduite pour limiter au maximum le risque de tomber dans une crevasse...
Au bout d'une demi-heure d'attente environ (qui semble bien longue à tout le monde, surtout avec Henri Dupont qui piaffe d'impatience) pour laisser Eric Jens se reprendre, les montagnards repartent à nouveau.
Dupont, qui marche à côté de Hans, lui glisse à voix basse : "On ferait mieux de le laisser là et de continuer sans lui. S'il est malade il va nous retarder, et de toutes façons, plus on montera haut, plus ça sera difficile pour tout le monde... Elle croit quoi la patronne, que son état va s'améliorer avec l'altitude ? C'est ptêt vrai pour les gens qui vivent au bord de la mer et qui viennent prendre un peu l'air de la montagne, mais aux altitudes où on est, ça marche pas comme ça. Et plus on sera haut, plus il y aura de risques pour le faire redescendre." Et après un léger blanc, il ajoute : "Je sais de quoi je parle. Je suis redescendu plusieurs fois..."
Pour l'instant, Eric Jens parvient à suivre le rythme de ceux qui sont devant lui, mais il monte en respirant bruyamment. Ses indicateurs physiologiques, que Gam suit de temps en temps du coin de l'½il, sont normaux. Elle fait donc à Dame Sandra un topo sur la situation, en lui exposant tous les éléments : les indicateurs physiologiques, l'avis d'Henri Dupont, ses propres spéculations (y compris celles selon lesquelles quelqu'un chercherait à s'en prendre à elle en éliminant son entourage un par un ; elle évite seulement de mentionner la possibilité qu'il ait pu être acheté par un adversaire pour saboter les chances du groupe). Elle conclut en lui suggérant que s'il ralentit tout le monde, il faudra continuer sans lui.
"Vous avez raison", lui répond Dame Sandra. "J'ai assez tergiversé. Il ne peut plus continuer avec nous, il nous ralentirait et il met sa santé en danger. Je vais lui annoncer la mauvaise nouvelle." Elle compte demander à l'un ou l'autre de ses deux adversaires d'envoyer une aéromobile de son camp de base pour évacuer Jens. Toutefois, vue l'heure plus que matinale, elle ne les appellera pas tout de suite.
Elle descend à la hauteur d'Eric Jens, Al et Kyle, qui ferment la marche, et aborde le premier. Al, voyant que Dame Sandra veut parler à Jens, s'écarte et continue sa progression. Kyle reste à portée d'oreille : Dame Sandra commence par s'enquérir auprès de Jens de son état de santé. Il lui répond que tout va bien, ce n'est qu'un malaise passager, il se sent déjà mieux, il n'y a pas à s'inquiéter, il va tenir le coup, il en a vu d'autres. Elle lui explique alors qu'elle se sent responsable de sa santé, et qu'il est manifeste qu'il ne va pas aussi bien qu'il veut bien le dire, puisqu'il n'arrive pas à suivre le rythme des autres. Et plus l'altitude va augmenter, plus ça sera difficile. Bien sûr, elle aurait aimé le voir arriver au sommet, mais si c'est pour qu'il y perde la vie, ou la santé, et sans certitude de réussite qui plus est, le jeu n'en vaut plus la chandelle. Car il ne s'agit que d'un jeu. Il est donc préférable qu'il s'arrête là ; qu'il attende quelques heures (en prenant soin de ne pas s'exposer aux engelures), et dès qu'elle pourra le faire sans risquer de les réveiller, elle appellera ses concurrents pour que l'un d'eux envoie une aéromobile le récupérer, ce qui lui permettra de redescendre sans prendre de risques.
Eric Jens commence à émettre des objections, mais Dame Sandra le coupe assez sèchement en lui rétorquant que quand elle employait le terme "préférable", ce n'était ni une question, ni une demande d'avis. "Je suis sûre que, passée la déception, vous comprendrez la justesse de ma décision."
Jens cède donc, visiblement de mauvaise grâce et les larmes aux yeux. Il lui remet une partie de son matériel d'alpinisme, ainsi que les provisions qu'il emportait, lui souhaite bonne chance, puis commence à marcher doucement vers le bas à la lumière de sa lampe frontale, la tête basse et sans se retourner. Sur la suggestion de Hans, Gam l'intercepte pour lui recommander de faire faire un bilan médical complet une fois de retour à la civilisation, et de faire rechercher en particulier toutes les traces de substances qui auraient pu lui être inoculées de manière malveillante, car ses symptômes sont atypiques. Si par hasard il s'avérait qu'il a été empoisonné, infecté ou hypnotisé, l'information serait d'un grand secours au reste de l'expédition. Elle espérait lui remonter un peu le moral, mais ça a plutôt l'air de l'inquiéter, en lui faisant entrevoir des possibilités auxquelles il n'avait apparemment pas pensé... Puis il se ressaisit, lui répond qu'il le fera dès qu'il sera de retour à Collinsville, et ajoute d'un ton mauvais que si quelqu'un l'a empoisonné pour l'empêcher de participer, "ça se paiera". En disant ça, il se tourne vers la direction approximative dans laquelle se trouvent probablement les autres concurrents.
Kyle récupère le matériel laissé par Eric Jens et vérifie discrètement l'état des cordes et des coinceurs : tout a l'air en bon état.
Réduit à neuf, le groupe reprend sa progression. L'exercice (voire par moments, l'effort) réchauffe vite les grimpeurs malgré la froideur de la nuit, et ils oublient rapidement qu'ils n'ont pas pu dormir aussi longtemps qu'ils l'auraient souhaité. Il y a de plus en plus de passages qui imposent de recourir à l'escalade avec corde et coinceurs. Pour l'instant, ils ne dépassent pas la longueur d'une corde, et pourraient d'ailleurs être franchis à mains nues.
Il y a à peu près une demi-heure qu'ils ont quitté Eric Jens, quand Gam remarque soudain (prévenue par l'alarme sonore qu'elle avait programmée pour l'alerter en cas d'anomalie) que son ordinateur personnel n'affiche plus les paramètres biologiques de son patient. On dirait que la communication a été coupée. Elle lui passe aussitôt un coup de fil. Jens décroche immédiatement. À la voix, il a l'air en état normal, quoique peut-être un peu contrarié. Il explique que c'est lui qui a coupé la transmission de ses paramètres biologiques, puisque "comme j'abandonne l'ascension, ça ne vous sert plus à rien... Je descends doucement et j'attends que vous me fassiez envoyer quelqu'un pour me récupérer. Ne perdez pas de temps pour moi, l'important c'est d'arriver en haut les premiers !" Elle lui demande de maintenir la transmission des données pour l'instant, par sécurité. "Bon, bon, si vous voulez... Si ça peut vous rassurer..." Il coupe la communication, et environ 30 secondes plus tard, il rétablit la transmission de ses données physiologiques. Qui sont normales.
L'ascension continue, Gam ayant programmé une alarme pour la prévenir automatiquement si la transmission cesse. Évidemment, le cas Eric Jens a un peu plombé l'atmosphère (Billy est particulièrement affecté), et si tout le monde est désormais bien réveillé, l'ambiance est plutôt morose et les grimpeurs guère portés sur la discussion. Sans doute se demandent ils quel sera le prochain à devoir abandonner la montée...
Les plaques de neige glacée sont de plus en plus nombreuses, et imperceptiblement, on est passé dans la zone où c'est la roche dénudée (ou avec quelques rares traces de végétation) qui est en minorité. Grimper à mains nues est devenu désagréable, tout le monde a enfilé ses gants. Pour l'instant, il n'y a pas de passage réellement difficile, du moins pour des montagnards aguerris : mais la présence de la neige complique tout, et ça ne va pas aller en s'arrangeant. Quelques portions plus délicates sont franchies à l'aide de cordes, mais tout se passe bien.
Les toutes premières lueurs de l'aube commencent à apparaître, quand Henri Dupont dit à voix basse à ceux qui sont près de lui (c'est-à-dire Hans, Charlotte Bogner, et Gam) : "Chut... Vous l'avez entendu ?"
En tendant l'oreille, il semble à Hans et Gam percevoir une sorte de long hurlement venant de plus haut dans la montagne : "Hououououououou..." Ça pourrait être le vent, ça pourrait être une looongue plainte, ça pourrait faire penser à un hurlement type loup. Ça n'est pas un hululement de chouette ou de hibou, c'est un "hou" prolongé sur trois ou quatre secondes et modulé. Puis un silence de dix à quinze secondes, et ça recommence.
"Y en a un là-haut, vous l'entendez ?" continue Dupont, toujours à voix basse mais avec une pointe d'excitation perceptible.
L'origine du bruit est difficile à situer précisément, surtout qu'il fait encore bien sombre. Il vient d'au moins cent mètres plus haut, sans doute plus, mais c'est difficile à estimer. Si l'on en juge par l'expression de Charlotte Bogner, elle n'a pas plus que les autres l'idée de ce dont Henri Dupont parle, alors que pour lui cela semble évident. Devant leurs airs interrogateurs, Henri Dupont précise, toujours à voix basse mais sur un ton dans lequel on sent désormais nettement l'excitation : "C'est un Marcheur du Vent... On va arriver sur leur territoire..."
"Un quoi ? ? ?" demande Billy qui se mêle à la conversation.
"Un Marcheur du vent..." répète Henri Dupont. "Ils vivent plus haut sur l'Anekthor... Ils observent les grimpeurs... Les gens superstitieux prétendent que leur hurlement annonce la mort de l'alpiniste qui l'entend, mais ça, c'est de la connerie, faut pas vous inquiéter."
"Les Marcheurs du Vent..." répète à mi-voix Hans, tendant l'oreille d'autant plus. "J'aurais cru que leur territoire était plus haut, plus inaccessible ? Vous en avez déjà vu ?" demande t-il, toujours à voix basse.
"On les trouve dès les neiges éternelles, et même parfois un peu plus bas" lui répond Henri Dupont. "J'en ai vu un, de loin, une fois... Mais j'ai pas eu le temps de le prendre en photo."
« Les Marcheurs du Vent ?" interroge Gam, interloquée. "J'aurais cru qu'ils n'existaient pas ! ?"
"Oui, c'est ça..." ajoute Charlotte Bogner, goguenarde. "Ce qu'on entend là, c'est juste le vent qui passe entre les rochers. Les Marcheurs du Vent, c'est une légende, c'est fait pour attirer les touristes ! Depuis le temps qu'on en parle, personne n'en a jamais ramené la moindre photo, encore moins un os ou des poils, ou quoi que ce soit qui pourrait prouver qu'ils existent vraiment."
"C'est pas vrai ! Ils existent vraiment !" s'exclame Henri Dupont, piqué au vif, et qui pour le coup cesse brusquement de chuchoter. "Moi j'en ai vu un une fois, et on a même trouvé des traces dans la neige !"
On dirait bien que les deux autochtones sont partis pour s'engueuler à nouveau. Mais Gam, fine connaisseuse du comportement humain, a le très net sentiment que cette fois, contrairement à ce qui s'était passé quelques heures plus tôt au sujet de la nature venimeuse ou non des brognards, Dupont prend le sujet très à c½ur : ça risque de faire plus d'étincelles... Quoi qu'il en soit, le bruit entendu pourrait effectivement être tout simplement produit par le vent.
Gam tente de calmer les esprits : "Bon, de toutes façons on va aller assez haut pour vérifier. Et là comme on est encore assez bas, on peut estimer que c'est le vent. Au fait, Charlotte, qu'est ce qu'on peut trouver comme autres bestioles en montant ?"
La question parvient à désamorcer un peu la tension : tandis que ceux qui sont les plus proches de lui entendent Henri Dupont grommeler "C'était pas le vent, c'était un Marcheur...", Charlotte Bogner se lance dans quelques explications zoologiques, d'où il ressort que plus on monte en altitude et moins on rencontre d'animaux. A priori, les principaux animaux qui s'aventurent dans les neiges éternelles sont les brognards, les vézands, les diables des roches et les tigres des neiges.
Les diables des roches sont des animaux comparables aux deux autres, qui bondissent en permanence de rocher en rocher et dévorent tout ce qu'ils trouvent à manger (eux aussi sont omnivores). Le principal danger qu'ils représentent pour des alpinistes est qu'ils risquent de les bousculer et de les faire chuter ; ensuite, un humain à terre risque d'être dévoré ; mais en principe ils n'attaquent pas une personne debout.
Le tigre des neiges est comme son nom l'indique un carnivore (à six pattes, comme la plupart des animaux de Tivid) qui se nourrit entre autres des trois autres espèces. Sa fourrure est grise et blanche, ce qui lui permet de se camoufler à flanc de montagne, et il est deux ou trois fois plus gros qu'un humain. Ces animaux sont dangereux, mais ils ne chassent que de jour, et le font en solitaire (sauf à la période de reproduction, qui n'est pas maintenant). Un groupe d'alpinistes se tenant debout a peu de risques de se faire attaquer, mais une personne isolée, surtout assise ou couchée, est plus vulnérable. Toutefois, ces animaux sont rares et leur présence n'a été qu'exceptionnellement rapportée par les expéditions qui se sont attaquées à l'Anekthor, où aucune attaque n'a été signalée (contrairement à d'autres montagnes de la planète).
"Et puis il y a les blayalas" ajoute Henri Dupont, qui s'est visiblement calmé. "Des carnivores à longs poils, un peu plus gros qu'un homme, à six pattes et deux queues. Ils montent rarement aussi haut, mais ça arrive..."
"Ça arrive, oui" confirme Charlotte Bogner ; "et ça a même donné naissance à la légende des Marcheurs du Vent..."
"Humpf ! C'est pas une légende !"
Décidément, il semble que ces deux là soient décidés à offrir à leurs compagnons un numéro de duettistes au sujet de l'existence ou non des Marcheurs du Vent... Gam tente de désamorcer une nouvelle fois la tension en sortant une anecdote d'escalade sur une montagne où il y avait des bavoripeurs nains qui n'hésitaient pas à se cacher dans les chaussures la nuit et dont la piqûre est mortelle, ainsi que des veropads féroces qui vous arrachent la tête d'un coup de dents. Elle réussit à intéresser les deux autochtones, qui lui posent des questions sur les anecdotes qu'elle raconte, les questions d'Henri Dupont étant plus terre-à-terre / pratiques (comment on fait pour tenir à distance les veropads féroces, par exemple), celles de Charlotte Bogner plus naturalistes / scientifiques (les bavoripeurs nains ont douze pattes ou quatorze ?).
De toutes façons, il ne va plus guère être possible de discuter désormais : après avoir traversé une zone parsemée de gros rochers, avec quelques passages qui ont nécessité de poser des cordes pour grimper, le groupe est arrivé au pied d'une longue muraille de roche escarpée qu'il va falloir franchir presque entièrement à l'aide de cordes et de coinceurs, jusqu'au sommet.
Les neiges de l'Anekthor
Le soleil de Tivid se lève peu à peu, baignant le paysage de lueurs colorées allant de l'orange au violet, et les montagnards n'ont presque plus besoin de leurs lampes frontales pour grimper. La neige est de plus en plus présente sur les surfaces auxquelles elle a pu s'accrocher, même si pour l'instant ce n'est pas en grande épaisseur. La roche est froide et il n'y a plus comme végétation, outre la mousse et les lichens, que des touffes d'herbe et quelques arbres nains qui pour la plupart ne dépareraient pas dans une exposition de bonsaïs.
Le groupe se trouve entre les trois sommets de la montagne : Cloros (10.696 m) à sa droite, Lankir (11.980 m) à sa gauche, et toujours devant, Anekthor lui-même et ses 14.004 m, où tous espèrent, peut-être avec un peu trop d'optimisme, se trouver dans la journée de demain... Le panorama, baigné dans les rayons du soleil levant, est magnifique.
Après une brève pause pour souffler un peu en admirant (et en filmant) la vue, l'expédition repart. Dame Sandra en a profité pour appeler ses concurrents afin que l'un d'eux se charge de faire récupérer Eric Jens par aéromobile depuis son camp de base. C'est Thomas Redcliffe qu'elle réussit à joindre en premier et qui accepte aussitôt de s'en occuper. Dame Sandra prend visiblement un malin plaisir à charrier son adversaire en lui signalant que sa cordée à elle se situe désormais nettement plus haut que la sienne.
Les montagnards sont désormais dans le domaine des neiges éternelles, et la glace rend leur progression plus délicate, surtout pour Billy dont c'est la première fois qu'il est confronté à ce type de substrat, puisqu'il n'avait jusqu'à ces derniers jours aucune expérience de la montagne. Charlotte Bogner, qui se trouve juste derrière lui lors des passages difficiles (c'est-à-dire de plus en plus souvent) fait de son mieux pour l'aider, mais Gam, qui ouvre la voie juste devant lui, est ralentie par le fait qu'elle doit aussi le surveiller par précaution. L'ordre de la cordée est modifié pour faire assurer Gam par quelqu'un d'autre et placer Billy entre deux alpinistes expérimentés qui pourront le surveiller et le conseiller si (quand) nécessaire : Henri Dupont se place donc entre Gam et lui, et Charlotte Bogner derrière lui. Billy vit cette situation comme une blessure à son amour propre, et a le sentiment d'avoir failli envers Gam : il culpabilise, lui fait ses plus plates excuses pour ne pas avoir été à la hauteur, et fait tout son possible pour ne pas retarder le groupe. Gam lui remonte le moral en lui expliquant que pour un débutant, il est vraiment très bon, et très prometteur (en fait, il n'y a que l'intéressé lui-même qui ne semble pas être de cet avis). "Merci" répond-il, en effet pas très convaincu.
Henri Dupont prend sans sourciller la place que Billy lui laisse. "Faut se relayer" dit-il en commentaire, "le sommet est encore loin." Bref, pour lui cet échange de places est quelque chose de complètement banal et il ne donne pas l'air de considérer que Billy n'a pas été à la hauteur jusqu'à présent.
"Ça va ?" s'enquiert par contre Charlotte Bogner quand Billy laisse passer Dupont devant lui. "Ça ira" grommelle t-il, en jetant un ½il inquiet vers les deux personnes de tête.
Le nouvel ordre de la cordée est donc :
Gam
Henri Dupont
Billy
Charlotte Bogner
Hans
Dame Sandra
Wallace Dougal
Al
Kyle
L'ascension du mur reprend. La roche est gelée et trop souvent glissante, et la neige est partout, sauf sur les pentes les plus raides. Impossible désormais de monter sans gants, bien entendu. Le froid vif est tenu à l'écart des peaux sensibles par les combinaisons chauffantes, mais quand un mouvement du visage arrive à exposer un petit bout de figure, on le sent bien et on ne traîne pas à rajuster son masque et le tour de sa capuche. En outre, le vent s'est levé et fouette les alpinistes avec la poudreuse qu'il projette, et le ciel semble se couvrir. "Il pourrait bien neiger d'ici quatre ou cinq heures..." annonce Henri Dupont.
Pendant que Gam s'escrime à placer un bicoin dans une fissure verglacée, elle reçoit un appel d'Eric Jens qui lui annonce qu'il vient d'être récupéré par les gens de Redcliffe et qu'il coupe la transmission de ses données physiologiques (les dernières transmises étaient normales). Il ajoute qu'il se sent en forme et regrette que le groupe soit si loin désormais, sinon il les aurait bien rejoints. Elle en informe ses compagnons.
Vers dix heures du matin (soit deux bonnes heures après la prédiction météo d'Henri Dupont), Gam, qui est toujours en tête, découvre les cendres (froides) d'un feu sous une corniche un peu abritée du vent. Elles n'ont pas été recouvertes par la neige, ni dispersées par le vent : elles ne doivent donc pas être très anciennes. Il est pourtant peu probable que la cordée Dupin, qui était devant la veille au soir, ait pu passer la nuit aussi haut. D'ailleurs, même si nos héros ne la voient plus actuellement, ils pensent être au moins au même niveau qu'elle, si ce n'est pas au-dessus. Tout le monde s'interroge sur l'origine de ce feu, que Kyle ne manque pas de filmer. Hans et Gam s'attendent presque à ce qu'Henri Dupont relance le débat sur les Marcheurs du Vent, mais il ne fait aucune suggestion dans ce sens. Il a au contraire l'air plutôt surpris qu'une autre équipe se trouve au-dessus et ait bivouaqué là : lui aussi croyait la cordée Dupin moins haut que ça. C'est pourtant pour tous l'explication la plus rationnelle, voire la seule explication rationnelle ; sauf qu'il parait franchement impossible qu'ils aient pu passer la nuit aussi haut. Gam émet l'hypothèse que des contrebandiers, ou d'autres personnes ayant besoin d'être discrètes, se cachent peut-être dans les montagnes, en faisant courir le bruit qu'elle est hantée par les Marcheurs du Vent et que toutes les expéditions qui tentent de la vaincre sont condamnées à l'échec ; mais elle voit mal ce que des contrebandiers viendraient faire sur une montagne à plusieurs heures de trajet des plus proches lieux habités. Des gens cherchant à se cacher iraient plutôt plus loin des zones habitées, sans grimper si haut (car à cette altitude, on ne vit pas, on se contente d'essayer de survivre). À moins qu'il y ait sur cette montagne une richesse cachée que certains ont découverte et sont en train d'exploiter discrètement ?
Les deux autochtones semblent perplexes sur l'intérêt qu'il pourrait y avoir à venir se cacher sur cette montagne. Même si elle est inviolée, c'est quand même un lieu touristique majeur sur Tivid, et chaque année des gens se lancent sur ses pentes (même s'ils vont rarement très haut). Pour quelqu'un qui chercherait la discrétion, il y a plein d'autres monts du massif qui seraient sans doute plus appropriés. Quant à l'existence d'une richesse cachée qui serait la raison de la présence de ces gens sur place, l'un comme l'autre en doutent fortement. Charlotte Bogner affirme même que géologiquement, rien ne distingue l'Anekthor des montagnes voisines, donc que s'il s'agit d'exploiter une éventuelle richesse minérale, autant le faire dans des endroits moins difficiles.
Kyle a une autre hypothèse, dont il ne fait part qu'à l'équipage du Conscience Tranquille : celle d'une équipe d'assassins voulant tuer Dame Sandra (ou l'un des deux autres nobles ; voire les trois). Ils seraient partis quelques jours avant pour tendre une embuscade, et mettre la disparition de leurs victimes sur le compte des accidents de montagne ou des Marcheurs du Vent. Cette idée est considérée comme parfaitement recevable par ses camarades.
Billy a une autre hypothèse, qu'il garde pour lui-même car il n'y croit pas trop : un tricheur aurait pu profiter de la nuit pour utiliser un moyen de transport pour reprendre un peu d'avance.
L'ascension reprend, les passages techniques s'enchaînent, le ciel se couvre de plus en plus, le vent froid pique les rares lambeaux de peau qui lui sont exposés, et il semble que la neige annoncée par Dupont doive effectivement bientôt se mettre à tomber. Seul avantage, le soleil étant désormais en grande partie masqué, la réverbération sur la neige (désormais omniprésente) est moins pénible pour les yeux (mais de toutes façons, tous portent des verres protecteurs).
Vers midi, quelques flocons commencent à tourbillonner. Leur flot devient rapidement bien plus dru, et rapidement on n'y voit plus qu'à à peine un mètre : les grimpeurs les plus proches deviennent des masses floues, quant au paysage, il a totalement disparu. Henri Dupont, qui avait prévu la neige, s'attend à ce que ça dure plusieurs heures, sans doute une bonne partie de l'après-midi, et peut-être même au moins jusqu'à la nuit.
Il est bien entendu possible de continuer à grimper dans ces conditions (surtout qu'on ne sait pas combien de temps cela va durer), mais cela doit s'accompagner de précautions redoublées car la roche est d'autant plus glissante. Par contre, pas moyen de s'orienter en fonction de tel ou tel relief repéré précédemment : ce serait à l'aveuglette, sans pouvoir suivre la voie préalablement repérée par Gam comme étant censée être plus facile (ou disons plutôt, moins ardue), autrement que de mémoire et approximativement. Gam décide donc de continuer de grimper encore au moins 500 mètres (ce qui, dans de telles conditions, sera l'affaire de plusieurs heures d'escalade), jusqu'au niveau d'une sorte de corniche qu'elle avait repérée, plus haut sur le mur. Ensuite, ils aviseront selon les circonstances et la possibilité de trouver un abri pour s'abriter des intempéries.
Continuer sous la neige ne serait ce que quelques heures donnerait peut-être à nos héros un avantage sur leurs concurrents, qui n'oseront peut-être pas faire de même. Évidemment, Gam ne connait pas les alpinistes des deux autres cordées, et il n'est pas dans ses habitudes de se vanter sur ses capacités : mais elle estime que ce qu'elle envisage de faire faire là à sa cordée, bien peu seraient en mesure de le réussir.
Au fait, j'ai un truc à vous dire...
L'ascension du mur se poursuit donc sous la neige. À un moment, alors que Henri Dupont rejoint Gam en haut de la corde qu'elle a posée et souffle un peu à son côté en attendant que Billy puis les autres les rejoignent, il lui dit en baissant un peu la voix :
"Y a quelque chose dont je ne vous ai pas parlé. Je voulais pas vous inquiéter inutilement, et puis je savais pas si c'était vraiment important..."
Après avoir tourné autour du pot pendant quelques phrases, il finit par se lancer :
"Après que la Dame m'a recruté pour l'expédition, j'ai reçu un appel d'un homme que je ne connais pas... Ou du moins, si je le connais je l'ai pas reconnu... Mais j'ai pas bien vu son visage, il avait flouté l'émission et il était dans l'ombre. Il m'a proposé beaucoup d'argent si je faisais en sorte que la cordée n'arrive pas au sommet. Avec un gros bonus si jamais la Dame mourait."
Montant brusquement la voix sous le coup de l'énervement, il continue : "J'ai refusé sans en écouter plus, je l'ai insulté et je lui ai raccroché au nez !"
Sur un ton un peu moins fort, mais visiblement toujours travaillé par ses émotions, il continue :
"Vous comprenez, depuis que j'ai participé à plusieurs expéditions pour tenter de vaincre Anekthor, et comme ça s'est toujours mal fini, voire très mal fini, j'en ai entendu de toutes les couleurs au sujet de cette montagne. Et pas seulement parce que j'ai vu des Marcheurs du Vent et que ça fait rire beaucoup de gens... Donc j'ai cru que c'était une nouvelle plaisanterie de mauvais goût, y en a eu d'autres avant ça vous comprenez, alors je suis blasé maintenant ; et je n'y ai pas prêté plus d'importance que ça." (un blanc) "Mais en grimpant, j'ai gambergé. Et je commence à me poser des questions. Je me demande vraiment si y a pas quelqu'un qui voudrait nous empêcher d'arriver là-haut, si possible en tuant la Dame. Ce feu de camp qu'on a trouvé tout à l'heure, par exemple : doit y avoir quelqu'un qui nous guette au-dessus de nous. Et puis y a ça."
Et il tend à Gam la corde qu'il préparait pour ta prochaine montée et qu'il était en train de dérouler tout en parlant, pour qu'elle ne fasse pas de n½uds lors de l'ascension ; corde qui a visiblement été entaillée en un point dans son tiers médian. C'est un peu dissimulé par quelques morceaux de fibres collés sur l'entaille, mais c'est juste cosmétique : la corde aurait fini par céder sous le poids des différents grimpeurs, au plus tôt sous celui de Billy, probablement plus tard.
"Ça veut dire que le type au dessus de nous a un complice parmi nous..." constate Henri Dupont.
Gam le remercie chaleureusement, et lui demande : "Quand cette corde a t-elle pu être entaillée ?"
"J'en sais rien. Je crois qu'on ne s'en était pas encore servis. C'est pas une de celles que j'ai apportées moi-même, je sais pas d'où elle vient."
Des cordes, tout le monde en a fourni a priori, sauf Billy, et le groupe en a même acheté quelques-unes de plus sur place, au magasin Jurassic Park de Collinsville, avant l'ascension. Gam est certaine que ce n'est pas une de celles de l'équipage du Conscience Tranquille. Qu'elle n'ait pas encore servi n'est pas forcément surprenant : jusqu'à récemment c'était Billy qui l'assurait, donc les cordes utilisées étaient à lui ou à elle. Elle demande à Henri Dupont de garder le silence, lui disant qu'elle va en parler à ses amis, et passe l'information à ses trois coéquipiers.
Kyle décide qu'il faut continuer l'ascension en gardant l'½il sur les cordes et les coinceurs, et en prêtant également attention à tout ce qui indiquerait qu'il y a des gens sur leur chemin en amont. Il pense que le sabotage de la corde, qui fait courir un risque à tout le monde, indique que le coupable est à l'extérieur du groupe, et les attend quelque part, probablement plus haut.
Henri Dupont coupe la corde sabotée en deux à l'endroit où elle a été trafiquée : "Ça évitera que quelqu'un s'en serve par mégarde, et on peut toujours avoir besoin de deux petites cordes" explique t-il à Gam sous les yeux de laquelle il procède.
Il fait bien sombre quand la cordée atteint enfin la corniche où Gam pensait pouvoir la conduire malgré la neige qui continue à tomber, et au-delà de laquelle il devrait être possible de se remettre à progresser en marchant : non seulement il est tard (l'après-midi entière est passée), mais bien loin de se calmer, la neige semble partie pour se mettre à redoubler d'intensité. Le groupe décide prudemment de bivouaquer à ce niveau (d'autant que tous sont levés depuis plus de quinze heures et ont grand besoin de repos). Si les précipitations cessent, il sera envisageable de reprendre l'ascension bien avant le lever du soleil, comme ce matin.
À quelques dizaines de mètres de là, Gam a repéré en attendant le reste de l'expédition (et avant la recrudescence de la neige) des ombres qui sont certainement des rochers qui pourraient peut-être permettre d'établir un camp un peu abrité du vent. La difficulté est de les atteindre sans passer à côté, car on n'y voit vraiment plus goutte : on a parfois du mal à distinguer ses propres mains quand on tend les bras ! Sans parler de ses camarades d'ascension...
Dans les montagnes de Tivid quand vient la nuit, les grimpeurs près du bivouac sont réunis
Progressant presque à l'aveuglette (entre la nuit qui tombe et la neige qui s'est mise à redoubler d'intensité) sur une pente qui varie entre 45 et 60 degrés, les montagnards se dirigent dans la direction approximative des rochers repérés par Gam, espérant qu'ils puissent leur offrir un minimum de protection pour monter leur campement un peu à l'abri des bourrasques. Au bout de quelques mètres dans une couche de neige qui atteint environ dix centimètres, Gam fait s'encorder tout le monde, craignant que quelqu'un ne s'égare et nécessite des recherches très délicates (et éprouvantes) pour le retrouver. Il n'est déjà pas certain qu'ils ne passent pas à côté des rochers ! Mais elle avait bien repéré à la boussole la direction à suivre, et tout le monde arrive au bon endroit, une demi-douzaine (à la louche : les conditions de visibilité actuelles ne permettent pas de les compter précisément) de rochers aux formes irrégulières, mesurant de deux à quatre mètres de large à leur base et dont la hauteur va de trois à six mètres environ, implantés très vaguement en arc de cercle sur une distance d'environ 25 à 30 mètres. La protection que le lieu offre contre les intempéries est bien imparfaite. Les tentes sont montées serrées les unes contre les autres, un feu de camp est allumé à l'endroit le plus abrité du vent, et les grimpeurs ne tardent pas à se restaurer. Tout le monde est fatigué et aspire à aller se coucher et à vite sombrer dans un sommeil réparateur. À moins que le bruit du vent, qui ressemble parfois tellement à un long hurlement qu'on pourrait se demander si ce n'en est pas un (pour Henri Dupont, c'est bien évidemment encore un signe de la présence des Marcheurs du Vent), ne les empêche de trouver le sommeil...
Nos héros décident de tendre quelques cordes en travers des rochers, à des hauteurs différentes, et passant sous les tentes respectives de Billy et de Gam, afin d'être prévenus en cas d'incursion nocturne dans le campement.